
Depuis plus d’un siècle, les écrivains et les cinéastes utilisent la science-fiction comme un miroir déformant de nos sociétés. Ce qu’ils décrivent, ce sont moins des vaisseaux spatiaux et des robots que nos propres peurs, nos dérives, nos possibles.
Deux visions prophétiques
George Orwell, dans 1984, imaginait une société de surveillance où l’individu est écrasé par un pouvoir brutal. Aldous Huxley, dans Le Meilleur des mondes, décrivait au contraire un monde où la servitude s’installe doucement, par le confort, le conditionnement et la séduction. George Lucas, dans THX 1138, prolongeait cette vision d’un futur aseptisé, réglé comme une machine, où l’homme est déshumanisé au nom de l’efficacité.
Deux stratégies de domination, un même avertissement : la liberté peut disparaître de mille manières. La pire dictature n’est peut-être pas celle qui surveille, mais celle qui programme nos désirs.
Le présent rattrape la fiction
Ces récits, écrits en Europe ou aux États-Unis, semblent lointains. Et pourtant, leur écho résonne aujourd’hui jusque dans nos îles.
Mo Gawdat, ancien dirigeant de Google X, rappelle que la technologie est à un carrefour : elle peut être utopie (allongement de la vie, accès universel à l’éducation, abondance) ou dystopie (contrôle total, manipulation invisible, perte d’autonomie). Le choix se joue déjà, dans nos téléphones, dans nos algorithmes, dans nos vies quotidiennes.
En Caraïbe, cette réalité prend des formes concrètes. Nos données personnelles transitent par des câbles sous-marins contrôlés par des puissances étrangères. Nos enfants grandissent avec des contenus façonnés par des algorithmes californiens. Nos commerces locaux peinent face aux plateformes globales qui captent notre attention et nos revenus. La colonisation a changé de visage : elle s’exerce désormais par le cloud, les bases de données, l’économie de l’attention.
Comme nos îles reliées par des courants invisibles, nos destins numériques sont déjà pris dans les flux mondiaux.
La Caraïbe, laboratoire d’alternatives
Alors je m’interroge : devons-nous répéter les luttes anciennes, celles pour l’indépendance et la souveraineté politique, ou reconnaître que le vrai combat a changé de terrain ?
Pour nous, territoires caribéens — Guadeloupe, Martinique, Haïti, Dominique, Sainte-Lucie, Trinidad… — la question devient stratégique. Comme l’écrivait Édouard Glissant, “l’archipel est la forme nouvelle du monde”. Notre fragmentation apparente peut devenir une force.
Parce que nous sommes des îles, nous pouvons devenir des archipels d’utopie. Parce que nous sommes encore en marge des grands circuits technologiques, nous pouvons être plus radicaux, plus libres, plus inventifs. Imaginer des réseaux sociaux qui valorisent nos langues créoles. Développer des monnaies numériques qui gardent la richesse sur nos territoires. Créer des écoles qui forment nos enfants à maîtriser la technologie plutôt qu’à la subir.
Notre petite taille peut nous permettre d’expérimenter ce que les grands ensembles ne peuvent plus tenter. Nous pouvons être les laboratoires vivants d’une autre manière d’habiter le monde numérique.
L’urgence d’agir
Reste cette question essentielle : avons-nous encore le temps d’agir avant que la “révolution suprême” de Huxley ne s’impose comme notre seule réalité ?
La science-fiction nous a prévenus.
La Caraïbe peut être le lieu où l’on choisit encore l’utopie.
Bonjour Thierry,
Conquis par la qualité du discours autant que par son sens, je partage. Les Antilles sont terre de solution. Non pas de solutions déjà inscrites dans les volumes scolaires ou dans l’iconographie forcée des Jules Ferry, Napoléon ou tant d’autres, mais dans la profonde réflexion que permet l’altérité. Arrivé en 1986, j’ai rapidement compris que je devais « produire ma pensée » lorsqu’elle avait, jusqu’alors été téléguidée par des ressources certes nombreuses mais castratrices. Et la liberté de disparaître. Quant au créole, plus près de la bouche par l’absence de concept, il coupe le monde en deux. Ceux qui parlent créole et les autres. Bon fòs.
Merci pour ton retour encourageant 🙏🏾.
Les Caraïbes sont en effet terres de solutions, mais encore faut-il que nous acceptions de nous réinventer sans cesse. C’est là notre force, mais aussi notre responsabilité. Dans un monde en pleine mutation, penser depuis ici n’est pas seulement une alternative : c’est une nécessité pour préparer et bâtir le nouveau monde. Bon fòs ✊🏾.
Je partage la vision d’un avenir et d’une force archipélagiques et je me permets l’utopie de penser que nous pouvons être des terres d’utopie.
Nous sommes à l’aube d’un basculement, d’une nouvelle ère, la fin d’un cycle, la fin d’une forme de domination.
À chaque renaissance, une partie du monde se relève pour donner vie à l’humanité. La Caraïbe, aussi petite soit-elle à l’échelle de la planète, pourquoi ne serait-elle pas la prochaine ?
Elle est déjà le laboratoire des cultures combinées !
Merci pour tes réflexions. Je ne parle pas souvent, mais là… je me suis laissé tenter !