Une lucidité nécessaire

Au lendemain d’une discussion sur l’art et sa diffusion, une question me hante : que formons-nous vraiment lorsque nous prétendons « former le public » ?
On y parlait d’éducation, de médiation, d’offre culturelle, de cinéma d’auteur. Des idées nobles, souvent reprises dans nos débats. Mais à force d’entendre ces arguments, je me demande si nous parlons encore du même monde.
Nous oublions parfois que nous vivons dans une réalité profondément capitaliste, où tout, y compris l’art, est conditionné par la logique du marché. Sur un petit territoire comme le nôtre, produire une œuvre, un film, une exposition, un album, est déjà un acte de courage, parfois de résistance. Alors oui, il faut plus d’œuvres, plus de lieux, plus d’espaces de partage, mais sans perdre de vue le système dans lequel nous créons : un système où la valeur d’une œuvre se mesure trop souvent à son potentiel de diffusion, et non à la profondeur du lien qu’elle crée.
Une double colonisation
Nous, peuples des Caraïbes, portons encore dans nos corps, nos psychés et nos langues, les traces d’une première violence : celle de la traite, de l’esclavage, de la dépossession. Nous luttons encore, pour l’indépendance politique, pour la souveraineté mentale, pour le droit de nous penser nous-mêmes.
Mais depuis quatre-vingts ans, un nouvel échiquier s’est dessiné. Après les grandes guerres mondiales, l’Amérique a conquis le monde autrement : non plus par la chaîne, mais par l’écran ; non plus par la plantation, mais par le rêve. Et quand je parle de l’Amérique, je ne parle pas du peuple américain, mais d’une philosophie capitaliste cristallisée là-bas, d’un système qui a fait du rêve un produit, de la réussite une marchandise, de la visibilité une valeur suprême. Ce système a dépassé les frontières américaines, il s’est mondialisé, il nous traverse tous.
Cette conquête-là est plus insidieuse, car elle se présente comme une libération. Elle nous vend l’idée que réussir, c’est briller, que s’émanciper, c’est entrer dans leur lumière. Résultat : nous combattons encore la première aliénation tout en désirant déjà les modèles de la seconde. Nous voulons l’indépendance, mais à l’américaine. Nous voulons exister, mais selon leurs codes de visibilité.
Cette double colonisation n’est pas une succession historique, c’est une stratification. Les deux logiques se superposent et compliquent notre rapport à la création. Car dans ce contexte, l’art ne disparaît pas, il s’adapte. Pour beaucoup, il devient une voie d’émancipation, un moyen de s’en sortir, une manière de respirer dans un monde saturé. Mais cette adaptation a un coût : elle détourne parfois le geste créatif de sa source la plus pure. Nous confondons expression et performance, authenticité et image, création et produit.
Des industries inégales
Cette confusion n’est pas le fruit du hasard, elle est structurelle. Toutes les disciplines artistiques ne sont pas égales face à la pression capitaliste. Certaines industries culturelles comme le cinéma, la musique enregistrée ou le spectacle vivant, pèsent des milliards et nécessitent des infrastructures lourdes, des capitaux, des circuits de diffusion centralisés. Elles sont, par nature, plus exposées à la logique marchande.
D’autres territoires comme la littérature, la photographie ou les arts plastiques, fonctionnent avec des économies plus légères. On peut écrire avec un stylo, photographier avec un téléphone, peindre dans un atelier modeste. Ces arts ne sont pas purs pour autant, ils ont leurs marchés, leurs modes, leurs compromissions, mais leur économie permet encore des marges, des lenteurs, des refus. On y trouve des créateurs qui échappent, du moins partiellement, à la rentabilité immédiate.
Cette hiérarchie n’est pas esthétique, elle est économique, et elle a des conséquences concrètes. Le cinéma a été façonné par le capitalisme et la propagande du rêve américain ; la musique fut la première absorbée ; aujourd’hui, même le sport obéit à la même logique : le spectacle avant le sens.
Ce phénomène ne relève pas de dérives individuelles, il est le produit de choix politiques, d’accords et de rapports de force. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe s’est reconstruite sous tutelle américaine. Officiellement, il s’agissait d’aide à la reconstruction ; en réalité, d’ouverture des marchés, y compris culturels. Résultat : l’invasion du cinéma hollywoodien, puis l’imposition de ses récits, de ses corps, de ses rêves. Ce qui s’est joué là n’était pas seulement économique, c’était idéologique. Et ce modèle s’est reproduit ailleurs, y compris chez nous.
La France, paradoxalement, pays colonisateur et berceau du cinéma, a inventé des mécanismes uniques : Sécurité sociale, intermittence du spectacle, subventions à la création. Ces dispositifs devaient permettre un art plus libre, dégagé du marché. Ils incarnaient une idée : celle qu’une société pouvait choisir de subventionner la pensée, l’imaginaire, la création. Mais aujourd’hui, ces systèmes vacillent ; les festivals s’essoufflent, les budgets se contractent, la précarité s’installe. Même ce modèle d’exception culturelle, imparfait mais porteur d’espoir, est en train d’être avalé par la logique globale.
L’artiste guadeloupéen face au piège
Prenons un artiste guadeloupéen, musicien, cinéaste ou plasticien. Nous nous disons caribéens, et géographiquement, nous le sommes. Mais pour le reste de la Caraïbe, nous restons une exception : Français, donc Européens, avec des subventions et des structures qu’ils n’ont pas. Nous ne sommes ni vraiment français, car nous voulons nous en démarquer, ni vraiment caribéens, car ils nous voient comme des privilégiés. Et puis la langue : le créole, notre identité, notre souffle ; magnifique, mais limité dans sa portée mondiale. Quand les anglophones et les hispanophones disposent d’immenses marchés, nous parlons dans un fragment du monde.
Kassav l’a transcendé, en fusionnant le gwo ka, le kompa, la cadence, le calypso, le rock et le funk ; en créant une musique profondément caribéenne et universelle, une synthèse et non une dilution.
Cet artiste d’aujourd’hui veut créer pour se soigner, pour soigner les autres, pour offrir un espace de pensée, de réparation, de respiration. Mais pour cela, il lui faut du temps, des moyens, une scène, il lui faut survivre. Et face à lui, toujours la même question : comment puis-je en vivre ?
Dans les années 80, la musique guadeloupéenne vivait sur son propre public ; aujourd’hui, dans un système mondialisé, très peu y parviennent encore. Le cinéma, lui, existe à l’état de promesse : les textes sont là, les idées aussi, mais il manque une industrie. On nourrit la machine, mais ce qu’elle rend ne permet pas de grandir. On meurt de faim en nourrissant ce qui nous affame.
Autour du créateur, tout un écosystème prospère : managers, agents, producteurs, distributeurs, plateformes ; tous vivent mieux que lui. Ce n’est pas qu’ils volent, ils participent d’un système où le créateur est devenu produit. Ce qui devait servir la création s’est transformé en industrie de capture : le travail ne circule plus au service du créateur, c’est le créateur qui circule au service du marché.
Un public formaté
Et nous, public et créateurs, avons tous été formatés, non par choix, mais par exposition. Soixante-dix ans d’images, de clips et de publicités nous ont appris ce que signifie « réussir », « être beau », « avoir de la valeur ». Ce formatage est invisible, diffus, quotidien, comme la chlordécone dans nos terres et nos corps. On ne la voit pas, on ne la sent pas. On l’a tous ingérée ; moi le premier. Elle empoisonne lentement nos désirs et nos critères de valeur, et comme la chlordécone, elle nous a été imposée au nom du progrès et de la rentabilité. Nous en portons encore les traces.
Résultat : on peut défendre le gwo ka, le créole, les racines, et désirer pourtant la Bentley, le manoir, le train de vie hollywoodien. Ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est la tension d’un peuple pris entre deux mondes, entre ce que nous savons être et ce qu’on nous a appris à désirer.
L’artiste guadeloupéen ne se bat pas contre un public aliéné ; il se bat avec un public tiraillé, un public qui voudrait aimer ce qui vient de nous, mais qui a été conditionné à reconnaître la valeur ailleurs. Prendre conscience de ce formatage, ce n’est pas se flageller, c’est commencer à s’en défaire.
Le laboratoire caribéen
Pourtant, malgré tout, il existe une force propre à la Caraïbe, une force née non pas malgré la violence, mais à partir d’elle. Nous avons été pillés, d’abord pour nos ressources, puis pour nos corps, extraits, déplacés, épuisés. Et lorsque tout fut pris, on nous a laissés à nous-mêmes, non par bienveillance, mais par désintérêt. Résultat : nous avons dû inventer nos propres voies, souvent dans la douleur, souvent par bricolage. Nos héritages, nos rythmes, nos gestes, nos valeurs transmises sans école, nos histoires multiples : tout cela fait de nous une édition spéciale.
La Caraïbe est déjà un laboratoire, pas par choix, mais par nécessité. Parce qu’on nous a pillés, puis délaissés, parce qu’on a dû inventer, mélanger, survivre sans modèle, parce qu’on a appris à créer à partir du pire. Nous savons déjà ce que c’est que de créer hors du cadre, hors des règles, hors du système.
Plus de lucidité
Oui, il faut plus d’art, plus de lieux, plus d’accès, mais il faut surtout plus de lucidité. Car sans conscience du monde dans lequel nous créons, nous risquons de reproduire ici encore les modèles qui nous effacent ailleurs.
La Caraïbe, par sa fragilité et sa puissance, peut offrir autre chose : une culture qui élève sans exclure, qui soigne sans vendre, et qui rappelle que l’art, avant d’être un produit, est une manière de se relier au vivant.
Thierry Girard – 15 Octobre 2025